mercredi 5 août 2009

Le Cormoran

Par Jocelyn Roy

Dire que j' t’ai ordonné d' rester.
Dire qu'c’est moi qui t’a appris à aimer l'loin
Qui t’a montré les voiliers.
Qui t’a appris à voler sur l’horizon.

J’aurais voulu qu' tu t’enracines.
Qu' tu plantes ta vie solide.
Juste à côté d'la mienne.
Un pied su’ ‘a terre
Un pied dans l’eau
Comme moi.

Toi qui passait des grands bouts d’été
À r'garder voguer les voiliers
Les yeux pleins d' large
Perdu dans l'bleu
Pis l’écume.



Dire que j’avais rien qu’une affaire en tête.
J’avais l'vent dins voiles.
J’avais l'loin dans l'fond d'la gorge.
J’avais mal au cœur de vivre icitte.

J’aurais tout fait pour pas être
Pour pas faire
Comme toi.
Toi qui perdais ta vie à watcher l'Fleuve
À r'garder passer les bateaux.

T’en as jamais pris d'boat.
Tu 'es as tout l'temps manqués.
T’as jamais osé!


Quand tu l’as pris
Ton lointain à bout d'bras.
Quand l'vent a gonflé tes voiles.
Dans tes yeux
J' voyais pus rien d'moi.
T’étais fier comme un autre.
Orgueilleux comme un étranger.

J’me suis attaché au lointain
Pour pas sentir mes racines se briser.

J’ai continué à r'garder longtemps
Dans l'long lointain.
Même quand j'te voyais pus pentoute dans l’horizon.
J’ai continué à te r'garder partir.
Mes yeux ont p’us jamais vu
Un large sans brouillard.



Ça fait tellement longtemps
J’en ai rêvé depuis des siècles, on dirait.

J’ai tellement attendu c'moment-là
Qu’on dirait qu’astheure que j’y goûte
J'sens pus rien.

Je r'viens.
J'me r'trouve.
J'me r'viens.
J'suis de r'tour au bout du monde!

T’aurais dû rester en ville
T’accrocher à ton béton.
Rester perdu dins embouteillages.

J’ai compris qu’il y a juste une place au monde
Où j’vas être moi.
Mes racines su' 'a grève.
Mes montagnes de sapins pis d’épinettes.
Mes falaises qui s'jettent dans mer.
Mon large à moi.
À perte de vue.

Tout est resté pareil.
Y’a rien qui change icitte
À fin des terres.
Les mêmes montagnes de vents.
Les mêmes falaises qui s’effritent à petit feu.
Le même large à perte de vue.
À perdre sa vie.

J’ai jamais r'trouvé su' l’asphalte
Ma trace.
Comme quand on laissait dans l'sable
Nos pas
Su’a beach.

J’me suis perdu downtown.
J’ai cherché le vertige des falaises en haut des gratte-ciels.
J’me suis couru après 'a queue.
J’ai voulu r'venir cent fois.
J’ai r'broussé chemin deux cent fois.

La vie en ville est tellement mieux.
Tu vois où ça mène la mer?
T’avais raison de partir.

T’avais raison de me r'tenir.
T’aurais dû m’enchaîner.
M’ancrer au port.
Pas m'laisser d' lousse.
J’aurais tellement voulu qu' tu sois
À côté.

Tu reviens.
Perdre c'qui t'reste de tes racines
Noyées dans l’eau salée.

Je r'viens chez nous.
Le vent dans l'dos.

Dire que j’aurais tellement voulu
Être là.

Dire que j'sentirai pus jamais le vent
En même temps qu' ta grande main rassurante
Sur mon épaule.

Dire que j'te l’ai jamais dit
« T’as bien fait d' partir, mon gars »
C’était moi qui étais fier
Tellement fier de toi.

Dire que j' te l’aurai jamais dit
« J’t'ai tellement r'gretté, p'pa »
J’ai jamais arrêté d’avoir peur.
Sauf aujourd’hui.

Me v’là chez nous…

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